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IL EST SORTI ...
A.J. TARDY (1988)
D'après un article dans " Var Matin " de A.J. TARDY (1988)Oui monsieur, il est sorti cette nuit. Ça faisait longtemps et, avec mon mari on y pensait depuis hier; fortement . Alors, nous, on se tait, on écoute et on a peur aussi. On se dit et s'il venait jusqu'ici.Il est sorti cette nuit, à trois heures. Ça nous a réveillé et juste après, l'horloge a sonné. Mon mari, il m'a dit : " ne bouges pas, je vais remettre une bûche dans la cheminée "." Surtout ne mets pas le nez dehors " j'ai répondu.Oui, il est sorti cette nuit, à trois heures et alors, monsieur, vous savez, quand il sort, oh c'est pas souvent il n'y a plus qu'à attendre dans la peur. Attendre le jour pour voir. Il est chaque fois pareil avec cette couleur de fauve et ces poils ou ces grondements de gorge qui font trembler les vitres. On le sait depuis qu'on habite ici : Il y aura vingt-cinq ans à la Toussaint. Il va faire son tapage cinq ou six heures et puis il va rentrer. Ça fait quatre fois en vingt-cinq ans qu'il sort. On se dit, il faut attendre. Mais s'il venait, aujourd'hui, cette fois jusqu'à la maison ?Là-haut, ils disent qu'il donne. Il donne quoi, je vous demande ; il prend oui, il veut tout prendre. Il crache, il gronde, il ne donne rien. Nous, on habite ici depuis vingt-quatre ans passés et on dit qu'il sort. Alors avec Marius, mon mari, on pense et on prie. Bien sûr, on parle de l'ermite. Au village du Revest, en haut, quand je vais faire les courses, des fois, je pose des questions sur l'ermite. Ils disent chez le boucher ou le boulanger qu'il était fou. Fou déjà et fou aussi d'habiter là. Mais habiter où ? C'est pas possible, ou alors Si c'est vrai, Si l'ermite il a habité là dans le trou, quand il l'a englouti d'un coup. Avec mon mari, on ne comprend pas, comment il faisait l'ermite et on pense à sa mort quand l'autre, il est sorti.C'est vrai qu'on devine quand il va sortir, mais des fois, on se trompe. On croit qu'il va sortir et on attend et il sort pas. L'hiver dernier, il est pas sorti et l'hiver d'avant non plus et non plus avant. Alors ? Vous l'avez vu aujourd'hui, hein ! Je vois que vous venez. Ça fait peur, c'est vrai monsieur ? Enfin, dans trois ou quatre heures ça sera fini. Pour combien ? On sait pas, deux ans, l'année prochaine ? Et à chaque fois qu'il sort, je me dis : et s'il venait jusqu'à la maison ? Alors j'ai peur et je le dis pas à mon mari, mais je prie.Et puis après j'oublie, le bruit et le tremblement des vitres et le grondement terrible de mille trains qui entre en même temps dans la gare de Toulon. Ou comme quand les bateaux, ils ont explosé au sabordage avec des hurlements de sirènes.Marius était sorti de la maison, il s'était approché et demeura silencieux, acquiesçant aux paroles de sa femme en hochant la tête.
L'INGENIEUR A DIT
Alors l'ingénieur des eaux leur dit, souriant de leur naïveté : n'ayez crainte, la capacité du déversoir latéral a été augmentée, il y a trois ans ; décision, prise après la crue de janvier 1978 alors que la lame déversante était de soixante-dix centimètres, le débit de l'ordre de 130 m3/s et qu'il ne restait que trente centimètres de revanche avant que la digue ne soit déversante. Aujourd'hui, ajoutait-il, il est possible sans dommage d'évacuer une crue de 200 mètres cubes à la seconde ; vous imaginez 200000 litres dans une toute petite seconde ? Il raconta que le phénomène ne pouvait se produire que sous trois conditions réunies. Une pluviosité Supérieure à cent vingt millimètres, dont la durée doit être d'au moins 17 heures et un plan d'eau inférieur à la côte de déversement faisait ainsi serrement de la réserve. Il aurait pu raconter la source de La Foux que l'on voyait autrefois sourdre dans la verdure, aujourd'hui immergée et auprès de laquelle les paysans du hameau des Ollivières venaient faire leur provision d'eau et au bord de laquelle, descendant du Revest, on venait danser à la Saint Jean et à la Sainte Rose. Du Béal aussi et des bugadières qui y lavaient en chantant le linge des militaires, marins et métropolitains. Des moulins dont les meules écrasaient les olives ou le blé, dont les martinets frappaient le métal ou le chiffon. Mais il disait : pluviosité, débit, couronnement, fossé de colature, déversoir, coefficient d'infiltration, Karst coursier, impluvium, étiage, évapotranspiration. piézomètres... Il leur parlait chinois ". Car eux ils savaient bien qu'un jour il sortirait encore et alors peut-être jusqu'à leur maison. Un léger frisson les fit trembler, ensemble, Louise et Marius dans l'air froid de ce matin d'hiver, gorgé de l'exhalaison du monstre, de cette peur que s'inventent les enfants pour se faire plaisir. Dans les heures qui précédèrent le 15 janvier 1988, les trois conditions furent réunies à trois heures, ce vendredi matin, la source vauclusienne du Ragas, pour les cinq cents milliards de millions de fois depuis le but du quaternaire s'était remise en charge.
ANDRE JEAN TARDY in Var Matin - Janvier 1988 - crue du 15/01/1988